La carotte
Des joues roses, une vue de lynx, de jolies fesses,
Les vertus que l’on prête aux carottes sont innombrables ! Mais, quand l’argot s’empare de cette racine potagère, c’est une autre histoire…
Si l’on se penche sur sa destinée dans la langue française, la carotte peut être considérée comme un paradoxe linguistique vivant, rien de moins ! Car ce légume accommodant – les recettes chaudes ou froides sont légion – est au départ d’une banalité presque rassurante en termes d’étymologie : une racine grecque (karôton), empruntée par le latin (carotta), puis déformée (garoitte) et finalement adoptée sous forme de carotte par le français. Bref, pas de quoi se la jouer grosse légume !
Et à l’image de cette destinée lexicale bien sage, les médecins ont de tous temps loué les apports de cette plante, jusqu’à la découverte récente de ses concentrations en antioxydants… « Ô vieillesse ennemie ! », merci les carottes.
Pourtant, depuis que l’argot s’est emparé de la tige aux milles bienfaits supposés, elle est passée du côté obscur de la phrase. En effet, depuis toujours, la carotte n’inspire rien de bon dans les expressions qui l’utilisent. Sans même s’arrêter sur le constat funeste qu’exprime la formule « les carottes sont cuites », le terme se retrouve le plus souvent associé à l’idée de mesquinerie, soit à celle de ruse et de vol.
Ainsi, « ne vivre que de carottes » signifiait au 17ième siècle vivre avec petitesse dans un sens clairement péjoratif. On aurait alors logiquement pu prêter à Harpagon l’invention des « carottes rapiat »…
Le sort des carottes n’est pas plus enviable dans les locutions qui dénoncent les mensonges, les manipulations ou les larcins. Lorsqu’au 18ième siècle, on reprochait aux policiers d’extorquer des aveux, on écrivait qu’ils avaient « tiré les carottes », et un « tireur de carottes » n’avait lui d’autre objectif que de vous faire les poches. Quant à celui qui choisissait d’ « agiter la carotte », il ne faisait miroiter que de vaines promesses… Rien de très glorieux ! Et comme un coup de grâce pour cette pauvre plante, Albert Doillon nous apprend dans son indispensable « Dictionnaire de l’Argot » qu’ « avoir une carotte dans le plomb » signifie… chanter comme une casserole ! Enfin, ce n’est évidemment pas du côté du verbe, carotter, qu’il faudra chercher son salut : les synonymes, selon les époques, varient entre escroquer, voler, duper, berner, etc…
Le plus tragique dans l’histoire des carottes, c’est que ce soupçon qu’elles symbolisent dans l’argot a fini par rejoindre la réalité. En effet, s’appuyant sur la croyance populaire, la Royal Air Force avait prétendu pendant la 2nde guerre mondiale que ses pilotes mangeaient beaucoup de carottes pour être capables de mieux voir la nuit. Mais on découvrira plus tard qu’il ne s’agissait que d’une opération de propagande pour cacher la présence de radars dans les avions britanniques.
Après tant d’histoires, qui voudrait encore se fier aux carottes !
Louis Carzou
Terroirs de Chefs