Le navet
Depuis des siècles, la langue lui fait des misères : il faut réhabiliter le navet !
Devenu l’incontournable synonyme des films que l’on aurait préféré ne pas voir, le sort linguistique du navet est une injustice qu’il faut faire cesser !
Mais pourquoi tant de haine ?
Telle est la question qui vient à l’esprit lorsque l’on se penche sans parti pris sur le sort du navet. Car depuis les origines, le nom de cette plante potagère désigne à son corps défendant une joyeuse collection d’infirmités, de bassesses, quand on est pas dans un registre carrément funèbre…
L’expression la plus courante n’est pas née dans les salles obscures, mais dans les ateliers de sculpteurs au 19ième siècle : comme le rappelle Colette Guillemard dans « les mots d’origine gourmande », les mauvais plâtres, sans inspiration ni talent, présentaient quelque ressemblance avec la chair de cette racine, d’où leur surnom péjoratif de « navet ».
Lorsque le nom est employé pour désigner une personne, c’est selon les cas un imbécile, un cave ou un peureux. « Avoir du sang de navet dans les veines » est une version passée de mode de l’expression « mou du genou » (Nos cousins québécois parlent d’ « avoir des navets dans les mollets »). Quant au « champ des navets », c’est ainsi qu’on surnommait autrefois le cimetière d’Ivry-sur-Seine, où l’on enterrait notamment les condamnés à mort. Ce n’est plus de l’étymologie, c’est de la vendetta !
C’est d’autant plus injuste que la chair du navet est une délicatesse, légèrement sucrée, toute en nuance, qu’un gastronome sait reconnaître comme la compagne idéale d’un fond de faitout. C’est d’ailleurs sur les marchés que le navet trouve parfois un peu de réconfort linguistique, à travers ses appellations qui ne manquent pas de noblesse : avec le navet de Nancy à collet rouge, le demi-long de Croissy ou le jaune d’Ecosse, on est loin du crucifère réputé sans saveur. Et c’est surtout oublier un peu vite, - ce qui est certes typique d’une époque prête à prendre des « Pépitos » pour des madeleines de Proust - , qu’avant l’arrivée de la pomme de terre, le navet constituait le légume de base le plus abordable et le plus répandu. C’est sans doute pour cette raison que dès le 13ième siècle, le navet signifiait quelque chose de peu de valeur. Trop populaire pour être digne de respect : au fond, la défense linguistique du navet est, à sa manière, une illustration de la lutte des classes. A vos fourneaux, camarades !
Louis Carzou
Terroirs de Chefs