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Terroirs de Chefs

Le poivre

Ce grain d’épice qui empêche nos repas de tourner en ronron

Garde tout son piquant lorsqu’il fleurit sur les terres de l’argot

Poivres

Le destin du poivre, dans la gastronomie comme dans les dictionnaires, pourrait s’intituler “Cimes et châtiments” : autrefois  assez précieuse pour être une monnaie d’échange, cette baie symbolise aujourd’hui de drôles de tambouilles...

Qu’il soit noir, blanc, gris, vert ou rouge, ne vous y fiez pas, le poivre est - et reste - le bad boy des papilles. Cette tendance à jouer les gros bras du goût lui vient peut-être des côtes de Malabar, ses racines situées à l’ouest de l’Inde. Mais cela n’explique pas la tragédie de cette épice, passée dans les dictionnaires des synonymes tantôt princiers, tantôt rupins, aux dictons de mauvaises graines.

En fait, dans le langage comme dans les usages, le poivre est victime de son succès : jadis le diamant noir des explorateurs, l’épice est devenue banale comme une pincée de fiel dans un repas de famille.

Au temps révolu de sa rareté, et de son usage comme monnaie, cette baie parfumait dans nos lexiques tout ce qui avait trait à l’argent et la richesse : “payer cher comme poivre” signifiait payer un prix exorbitant, les “sacs de poivre” désignaient les nantis de l’époque... et l’expression toujours en usage de payer en “espèces” vient en réalité du latin species, qui signifiait entre autres... épices.

Mais après la Révolution, le poivre lui aussi va perdre un peu de sa noblesse. C’est au dix-neuvième siècle que fleurissent ses usages du côté obscur de la langue : tour à tour synonyme d’eau de vie, de poison, il finit par donner naissance au “poivrot”, c’est à dire une personne qui n’aime rien tant que... se poivrer. Et l’on retrouve, notamment chez Zola (cité dans le “Trésor de la Langue Française”), les “mines à poivre”, autrement dit le genre d’estaminets où la discipline préférée des clients demeure sans aucun doute le lever de coude.

Et lorsque le poivre devient verbe, gare aux piquants ! L’épice familière des ménagères compte pas moins de 6 définitions dans le passionnant “Argot de la Série Noire” (Robert Giraud & Pierre Ditalia, éditions Joseph K). Qu’importe le menu, poivrer son prochain n’a rien de très philanthrope...

Passées les références à l’alcool et à l’ivresse, le verbe signifie blesser, voire tuer quelqu’un par balles. La prochaine fois que l’un de vos convives s’exclame “je vais te poivrer !”, vérifiez discrètement qu’il s’adresse bien au magret dans son assiette...

Enfin, comme si les malédictions linguistiques avaient décidé de s’acharner sur cette baie, poivrer peut aussi désigner le fait de transmettre une affection intime... L’ivresse, la vérole ou la mort, avec les verbes inspirés du poivre, l’on s’assure des lendemains épicés.              

Bref, si vous voulez éviter de poivrer votre prochain, comme me le répétait chaque année à l’approche des fêtes une vieille fourchette de mes amies, amatrice de jeunes pousses : “Sortez couverts !”

Louis Carzou

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