Le tournedos
Une tranche de bœuf
Taillée dans l’épaisseur du filet, bardée de lard, on pourrait prendre le tournedos pour quelque symbole carnassier !
Mais l’étymologie est aussi là pour nous rappeler qu’il ne faut pas se fier aux apparences…
Fermez les yeux, et imaginez vous en train de découper une belle tranche saignante de tournedos. Si vous avez ressenti cette légère tension au niveau des mâchoires, pleine d’appétit, cela veut dire que vous n’êtes pas végétarien, certes, mais aussi que vous vous laisseriez volontiers prendre au piège de ce mot de tournedos.
Car avant de désigner une viande aux effluves de testostérone, le tourne-dos, tel qu’il s’écrivait à l’origine, c’était une personne lâche, un couard, un poltron. Il a beau prendre le pseudonyme de chateaubriand lorsqu’il dépasse les 150 grammes, à l’origine, le mot se moquait de ceux dont le premier réflexe, face à l’adversité, était de… montrer son dos.
Et comme si ces origines de pleutre ne suffisaient pas à écorner la puissance supposée de cette pièce de bœuf, le mot a connu un destin encore plus douteux… chez les poissonniers. Au 18ième siècle, exposer à tournedos signifiait présenter le poisson avarié dans un sens contraire à celui d’habitude. Cela permettait de différencier la marchandise qui s’était, disons… lassée d’attendre sur l’étal ! Entre lâcheté et fraicheur douteuse, nous voilà exilés aux antipodes métaphoriques d’une viande pleine de promesses de puissance et d’énergie.
Certes, la légendaire recette de Gioachino Rossini (notamment citée par Colette Guillemard dans Les mots d’origine gourmande) est venue tenter de redorer le blason du tournedos. Un caprice de star, l’ajout de foie gras et de truffes pour le glamour, les cuisines du Café Anglais ou celles de la Maison Dorée selon les sources : tous les ingrédients d’une recette de storytelling avant l’heure ! Mais même dans ces circonstances d’anecdote, le nom de tournedos conserve le fumet de lâcheté évoqué précédemment. Selon la légende, le maître d’hôtel gêné devant l’invention de Rossini aurait préféré passer le plat derrière le dos des convives, d’où l’appellation de… tournedos. Retour à la case froussard.
Ultime humiliation linguistique, l’Académie Gastronomique de 1962 tranche elle pour une erreur : on appelait tournedos les morceaux de filets que l’on laissait mûrir quelques jours (sans doute en référence aux poissons…), et le terme, écrit par hasard sur un menu, aurait été adopté par les clients pour désigner la pièce de bœuf.
Bref, avec ce nom empreint de lâcheté, de moisi, et qu’on lui aurait finalement donné par inadvertance, soyons reconnaissants au tendre tournedos… de ne pas céder aux crispations de la vengeance
Louis Carzou
Terroirs de Chefs